Mémoire de la Commission des affaires sociales présenté au Comité permanent sur la Citoyenneté et l’Immigration
mardi le 28 novembre 2006[Mgr Ebacher:]
M. le Président, Mesdames et Messieurs les députés,
Pour souligner la 93e Journée mondiale des Migrants et des Réfugiés, le pape Benoît XVI a pris pour thème « la famille migrante ». Conscient que l'expérience de la migration laisse souvent les familles réfugiées et immigrantes « défigurées et affaiblies », le pape nous appelle, nous – les églises, la société civile et les gouvernements – à « œuvrer pour que soient garantis les droits et la dignité de [ces] familles ».
Permettez-moi de situer cet appel dans un contexte plus précis.
Aujourd'hui, deux enfants de mon diocèse sont perdus au Rwanda.
Patrick a 10 ans et Angel en a 14. Ils ont été refoulés du Canada par le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration avec leur père, M. Jean-Bosco Rwiyamirira, le 3 octobre 2006. Après avoir vécu au Canada huit ans – la plus grande partie de leur vie, ces enfants, comme de nombreux jeunes Canadiens nés à l'étranger, avaient fait du Canada leur pays.
M. Rwiyamirira travaillait au secrétariat de l'ambassade du Rwanda à Ottawa. Rompant de manière étonnante avec le protocole diplomatique, il a dénoncé la violation des droits humains lors du génocide du Rwanda. Ce geste mettait sa famille en danger. M. Rwiyamirira a donc pensé avant tout à la sécurité des siens – comme l'aurait fait n'importe quel père de famille. Il a demandé asile au Canada. M. Rwiyamirira n'a pas tardé à apporter une contribution exemplaire à la société québécoise. En 2005, le premier ministre Jean Charest lui a remis une distinction en reconnaissance de son apport au bien commun.
Le Canada, comme vous le savez, a un moratoire sur les déportations au Rwanda : non sans raison. Néanmoins, un fonctionnaire du ministère – pas un juge, pas un tribunal – avait le pouvoir d'ordonner la déportation de la famille sans que celle-ci puisse en appeler de cette décision. Ce faisant, le ministère violait les engagements du Canada en vertu de l'article 3 de Convention internationale contre la torture. Malheureusement, le cas de M. Rwiyamirira et de sa famille, comme plusieurs autres cas semblables, donne à penser que le Canada ne respecte pas toujours ses obligations découlant de traités internationaux.
A l'heure qu'il est, mon diocèse a perdu contact avec M. Rwiyamirira. Nous savons qu'il est détenu à Kigali et que l'accusation à la base de cette détention affirme qu'il est un déserteur. Ce chef d'accusation nous semble alarmant. De toutes façons, le Canada a violé dans ce cas sa stricte obligation de ne pas pratiquer le refoulement, selon la loi internationale. Nous sommes en communication intermittente avec ses enfants : ils sont à la charge de cousins éloignés et leur vie n'a plus rien à voir avec ce qu'ils ont connu au Canada.
Votre Comité, M. le Président, n'est peut-être pas le lieu qui convient pour examiner des scandales comme celui-là. Nous le savons, vous n'êtes pas l'instance d'appel de facto prévue par le Parlement dans la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.
Mais, les circonstances de cette famille illustrent avec force le message central de notre lettre pastorale: « Car nous ne sommes devant toi que des étrangers et des hôtes. » Voici d'ailleurs l'essentiel de ce qu'elle dit.
La dignité humaine n'a rien d'abstrait ou de théorique : quand elle a été touchée, vous le savez, la blessure peut durer toute une vie. C'est particulièrement vrai dans le cas d'une famille.
Nous reconnaissons les éléments positifs du système canadien d'accueil des réfugiés. Cependant, une réforme sérieuse est indispensable pour faire en sorte que la dignité humaine prime toute autre considération.
Nous ne disons pas cela par idéalisme épiscopal.
Tous les jours, dans la vie pastorale de nos diocèses à travers le Canada, nous sommes témoins:
- Nous sommes témoins du combat pour la vie que livrent les personnes qui demandent l'asile au Canada et, en particulier, des injustices qui continuent de se produire parce que le gouvernement n'a pas su mettre en place un mécanisme d'appel transparent et efficace comme l'exige la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés;
- Nous sommes témoins des très graves épreuves qu'engendrent les délais et les droits exorbitants qui empêchent la réunification des familles;
- Nous sommes témoins de la souffrance bien réelle des personnes dont le statut fait l'objet d'un moratoire, et en particulier des jeunes qui voient leur vie détruite par des délais qui peuvent durer plusieurs années;
- Nous sommes témoins de l'appauvrissement bien réel des saisonniers migrants, des immigrants et des réfugiés qui, faute d'un soutien adéquat et parce qu'on ne reconnaît toujours pas leurs diplômes, subissent un chômage plus élevé et des salaires plus bas;
- Nous sommes témoins de la vulnérabilité bien réelle des femmes victimes de la « féminisation de la migration » et de l'absence de ressources pour les protéger de l'exploitation économique et de la violence des hommes à leur endroit;
- Nous sommes témoins de l'abomination bien réelle de la traite des êtres humains, qui réduit femmes et enfants à l'esclavage sexuel.
Nous félicitons le ministre d'avoir annoncé en mai que les agents de l'immigration auront maintenant le pouvoir d'émettre des permis de résidence temporaires pour une durée pouvant aller jusqu'à 120 jours aux victimes de la traite des êtres humains, de leur avoir épargné d'avoir à défrayer les droits d'ouverture de leur dossier et de leur avoir donné accès au Programme fédéral de santé intérimaire.
Par ailleurs, s'il faut en croire la CBC, ces personnes continuent de se heurter à de graves obstacles à l'immigration. Il ne semble toujours pas y avoir de stratégie intégrée et proactive visant à éradiquer la traite des êtres humains au Canada.
Nous assistons à une vivisection au ralenti de la dignité humaine et les travaux de votre Comité montrent clairement que vous aussi, vous en avez été témoins – dans les témoignages que vous avez entendus, dans les visites que vous avez faites dans les centres de détention.
Vous avez vu comment des mesures censées protéger les Canadiennes et les Canadiens du terrorisme bafouent en fait des valeurs démocratiques aussi profondes que le respect des droits humains, la règle du droit, et la dignité intrinsèque de la personne. Les tribunaux l'ont bien vu, la Commission Arar l'a bien vu et vous aussi, vous l'avez vu.
Mais les Canadiennes et les Canadiens oublient trop souvent que la dignité humaine exige aussi qu'aucune femme, aucun homme, aucun enfant ne soit contraint de migrer ou de demander asile.
Il est donc essentiel que le Gouvernement du Canada redouble d'efforts
- pour contrer la destruction de l'environnement, la famine et la maladie que provoque le réchauffement de la planète, en prenant des mesures significatives pour appliquer Kyoto, au lendemain du rapport de Sir Nicholas Stern;
- pour empêcher les despotes de fouler au pied les droits humains et les libertés civiles en favorisant un mouvement international d'appui à une juste application de la responsabilité de protéger;
- et pour inverser l'appauvrissement planifié de vastes populations en travaillant concrètement à tenir la promesse du développement humain intégral.
Le message à faire passer dans votre rapport à la Chambre des Communes et dans les discussions que vous aurez au sein de vos caucus respectifs, c'est que, sans l'ombre d'un doute, nous avons ce qu'il faut comme pays pour résoudre ces problèmes.
Nous avons ce qu'il faut comme pays pour mettre sur pied un système d'accueil des migrants et des réfugiés qui donne la première place, prophétiquement, à la dignité humaine. Un tel système accorderait aux deux enfants de mon diocèse – Patrick et Angela – les soins et l'attention qu'ils méritent à titre d'enfants dotés d'une destinée éternelle, au lieu de les déshumaniser en en faisant des fardeaux administratifs.
Nous avons ce qu'il faut comme pays pour apporter une réponse à la culture globale de la peur de l'étranger, culture du soupçon et de la terreur rentrée, en lui substituant une culture de la paix, une culture de l'hospitalité authentique et sans équivoque.
[Mgr O'Brien:]
L'hospitalité est l'ancien nom de la justice.
Notre Seigneur fait passer en jugement celui qui, par hypocrisie ou par dureté de cœur, n'accueille pas l'étranger. Ce péché va directement à l'encontre des Béatitudes et ce péché peut être individuel comme il peut être collectif.
Pourquoi l'hospitalité est-elle si importante?
Elle est essentielle parce que les êtres humains sont créés pour vivre en communion les uns avec les autres. Le nier – exclure l'autre, le fuir, le livrer ou le refouler – c'est déshumaniser profondément la personne. Autrefois, et encore aujourd'hui dans plusieurs régions du monde, le refus de l'hospitalité est l'équivalent d'une sentence de mort.
Permettez-moi de vous suggérer, M. le Président, de soulever une question fondamentale dans votre rapport à la Chambre des Communes. Celle-ci : comment le système canadien d'accueil des réfugiés et des migrants répond-il au critère de l'hospitalité?
Je me permets de suggérer quatre éléments de réponse à cette question, en tirant le premier de notre lettre pastorale, « Car nous ne sommes devant toi que des étrangers et des hôtes », et le dernier de récents commentaires du Vatican sur le mouvement international de lutte au terrorisme.
Premièrement, en concluant avec les États-Unis l'Entente sur les tiers pays sûrs, le Canada laisse à un État étranger le soin de décider du sort de personnes à qui nous refusons le statut de réfugiés.
Ceci nous expose à violer nos obligations internationales en vertu de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, et notamment le principe du non-refoulement. Le principe du tiers pays sûr permet au Canada de se laver les mains de ses obligations en laissant aux agents américains le soin de livrer, de refouler ou de détenir des gens qui auraient présenté autrement une demande de refuge valide. Il n'y a pas d'appel et tout donne à penser que l'Entente sur les tiers pays sûrs viole la Charte des droits et libertés.
En outre, le tiers pays sûr pose problème dans le contexte des nouvelles lois adoptées aux États-Unis pour combattre le terrorisme.
L'adoption en septembre de la Loi sur les commissions militaires est venue réaffirmer la notion de « soutien matériel au terrorisme ». D'abord apparue dans le USA PATRIOT Act, cette notion est utilisée de façon routinière pour refuser le refuge aux demandeurs qui fuient la persécution religieuse, les complots terroristes, les viols collectifs et les régimes despotiques. Elle sert à les remettre entre les mains de leurs oppresseurs.
Quand le Canada ferme la porte à des gens qui, n'était le Tiers pays sûr, auraient une demande de refuge fondée, il se fait le complice d'un mal bureaucratique dénoncé à juste titre par un mouvement interconfessionnel de plus en plus important aux États-Unis. Nous faisons nôtres les propos de ces leaders juifs, chrétiens et musulmans qui affirment avec force que « les réfugiés ne doivent pas devenir les victimes accidentelles de la guerre au terrorisme ».
Cette situation fait ressortir au Canada une réalité douloureuse que relève le Saint-Siège dans sa réaction au rapport du Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés : « une certaine détérioration de la notion juridique d'asile semble se produire quand certains États font passer leur législation nationale ou les accords bilatéraux avant le droit international des réfugiés ».
Nous recommandons, par conséquent, au Canada d'abroger l'Entente sur les tiers pays sûrs. En préparation de cette mesure, nous pressons votre Comité de recommander un examen complet, objectif et de haut niveau du sort des personnes qui ont été refoulées jusqu'ici par suite de l'application de cette Entente.
Deuxièmement, comme je suis très loin de votre monde à la Chambre des Communes, il m'est difficile de comprendre comment les gouvernements peuvent, sans faire l'objet d'une censure, ne pas mettre en application les dispositions portant sur l'appel dans la Loi sur l'immigration et sur la protection des réfugiés. C'est parce qu'on avait promis un mécanisme d'appel rapide et équitable que la loi avait été adoptée, et le fait que l'exécutif manque à cette promesse oppose un défi obstiné à l'autorité démocratique.
En l'absence d'un droit d'appel effectif, plusieurs paroisses et congrégations confessionnelles sont acculées à prendre des décisions déchirantes sur l'opportunité ou non d'accorder l'asile. Comme d'autres témoins vous l'ont expliqué, il est très rare que les églises choisissent d'accorder l'asile, même si elles reçoivent de nombreuses demandes à cet effet. Elles ne le font qu'après avoir soigneusement examiné les faits qu'on leur expose et au terme d'un intense processus de délibération communautaire. Le fait d'accorder l'asile résulte pour les églises d'une décision éclairée prise en conscience en envisageant, d'une part, la perspective d'avoir à enfreindre la loi et d'encourir le risque d'une amende et d'une incarcération et, d'autre part, la voix de la conscience et le devoir d'hospitalité. Quand tous les autres recours ont échoué, on accorde l'asile pour attirer l'attention du gouvernement sur une injustice exceptionnelle, pour dénoncer un échec particulier et inacceptable de système d'immigration et par souci de fidélité à l'appel du Seigneur à pratiquer la justice en accordant l'hospitalité.
Par conséquent, nous recommandons à votre Comité de demander immédiatement au gouvernement d'instituer un mécanisme d'appel rigoureux, transparent et qui respecte des délais raisonnables.
Troisièmement, on semble observer un défaut de volonté politique de voir fonctionner le parrainage individuel ou collectif. L'une des plus graves épreuves que puisse connaître une famille, c'est d'être séparée et déracinée pendant une période de temps prolongée. Or, pour citer les statistiques du ministère lui-même, 50 pour cent des demandes venues d'Afrique et du Proche Orient subissent un délai de 22 mois, et 70 à 80 pour cent des dossiers prennent de 29 à 34 mois. Ces données suggèrent que les retards deviennent une forme de discrimination systémique, un droit d'entrée perçu en temps et non plus en argent.
Nous relevons aussi, toujours dans les statistiques du ministère, que de soixante-dix à quatre-vingts pour cent des causes visant à réunir les parents réfugiés à leurs enfants prennent de 16 à 21 mois.
Par conséquent, nous recommandons à votre Comité de demander au gouvernement : 1) d'éliminer les obstacles qui empêchent la prompte réunification des familles; et 2) de réduire le temps d'attente pour les parrainages collectifs. De notre côté, nous sommes tout disposés à collaborer avec le gouvernement pour faire fonctionner le système.
Enfin, le 5 octobre 2005, le Saint Siège est intervenu auprès du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés afin de dénoncer la « multiplication des centres de détention « pour demandeurs du statut de réfugié » et « une politique généralisée de détention » qui est « plus […] la règle qu'une […] exception imposée par l'ordre ou la sécurité nationale ». Il s'agit là du produit d'une culture de la peur, culture incompatible avec les valeurs démocratiques et qui engendre, pour reprendre les mots de l'intervention du Vatican, « un comportement raciste et xénophobe ».
Par conséquent, nous recommandons à votre Comité de mettre en garde le gouvernement contre une « politique généralisée de détention » et de veiller à ce que notre système respecte dans les faits les valeurs d'une société libre et démocratique.
Il revient à votre Comité de continuer de travailler à réaffirmer la primauté de la dignité humaine, des droits de la personne et du respect de la règle de droit comme autant de valeurs démocratiques fondamentales qui imposent des exigences au système canadien d'accueil des réfugiés et des migrants.
N'oubliez pas que l'Église catholique au Canada est formée de personnes qui proviennent de toutes les régions du monde. Vous pouvez le vérifier dans n'importe quelle église ou cathédrale de notre pays. Par ailleurs, le Canada a développé son ouverture au pluralisme religieux d'une manière qui reflète vraiment le visage de la famille humaine.
Vous ne travaillez donc pas seuls car il y a tout un bassin de Canadiennes et de Canadiens – et nous en sommes – qui continuent de croire que le Canada a pour vocation d'exprimer et de protéger une nouvelle culture mondiale de paix et d'hospitalité. Cette culture de paix et d'hospitalité naît avant tout de la proclamation – en face du terrorisme, du nihilisme, du fondamentalisme fanatique et du militarisme – du principe que chaque femme, chaque homme et chaque enfant a une égale dignité et que nous partageons tous et toutes une commune destinée transcendante.
Nous savons que le devoir d'hospitalité, qui inspire votre travail de législateurs et notre travail de pasteurs, préservera la démocratie et lui permettra de s'épanouir comme il a fait s'épanouir la foi, la solidarité et la communion.